Littoral submersible en Charente-Maritime : un territoire à risque peut-il être vécu sans être nécessairement bâti ?

publié par Julie Colin le 31/07/2015
Retour à la liste
Article paru en juin 2015 dans la revue Le Philotope n° 11 - revue du réseau scientifique thématique PhilAU (Ecole Nationale Supérieure d'Architecture de Clermont-Ferrand)

 

Un évènement météo-marin déclencheur de réflexions nouvelles

Remontant les côtes du Portugal, la tempête Xynthia a touché le littoral de la Charente-Maritime et de la Vendée dans la nuit du 27 au 28 février 2010. Se combinant à la marée haute et aux basses pressions, elle a provoqué une catastrophe naturelle de grande ampleur entrainant d’importantes pertes matérielles et le décès de plus de 50 personnes avant de poursuivre sa route vers le Nord de l’Europe. Cette tempête a mis en évidence des secteurs littoraux urbanisés particulièrement vulnérable (altitude inférieure à 4.50 m NGF, le plus souvent entre 2 et 3m NGF), intitulés depuis Zones de Solidarité, sur lesquels l’Etat a pris deux engagements: racheter les habitations et les déconstruire.

Cette décision politique, extrêmement rapide et radicale, a obligé les communes, les collectivités et les services de l'Etat à imaginer des manières d'utiliser des espaces non-bâtis submersibles au XXIe siècle.

Rapidement après la tempête, courant 2010, un Atelier Littoral National a initié les premières réflexions sur le devenir des secteurs sinistrés. Cet atelier national a trouvé une continuité à travers la création d’un Atelier Littoral Régional permanent (2012) à l'initiative de l'Etat et associant les collectivités du territoire. Cet atelier régional a été accompagné de la mise en place d’une première mission d’étude d’aménagement environnemental, lancée fin 2011 par la DREAL Poitou-Charentes, sur les communes de Charron, Aytré et Port des Barques, suivie d'une seconde sur les communes de Yves, Chatellaillon, Fouras, l'Ile-d'Aix, Saint-Pierre et Saint-Georges d'Oléron.

 

Notre équipe a été mise à la disposition des communes, des collectivités et des services de l’Etat pendant deux années dans le cadre des missions commandées par la DREAL Poitou-Charentes. L’objectif était d’initier, sous la forme d’ateliers de projet, une réflexion en commun, si possible apaisée et partagée, sur la faisabilité pré-opérationnelle d’aménagements environnementaux des sites déconstruits, dans un contexte de contraintes budgétaires et réglementaires importantes.

 

Un territoire caractéristique, attractif et vulnérable

Les côtes charentaises sont une interface terre-mer associant une attractivité propre à de nombreux sites littoraux, et une vulnérabilité exacerbée par le relief et la géologie (bassin sédimentaire de très faible dénivelé).

Les milieux naturels et les paysages ont favorisé une attractivité balnéaire fondée sur la qualité du cadre de vie, la douceur du climat, l’offre de loisirs de plein air, et la richesse des produits du terroir et de la mer. Le développement urbain a connu deux périodes d’accélération, une première, majoritairement bourgeoise, à la fin du XIXe siècle, et une seconde, particulièrement massive, débutée dans les années 1950 et qui perdure aujourd’hui.

 

Ce phénomène a deux conséquences.

La première est une privatisation progressive du littoral. L’urbanisation s'est développée tout particulièrement dans les communes du bord de mer*, si possible au plus près du paysage attractif, de la vue sur la mer. Le paysage (bien commun?) s'est trouvé par endroit modifié et altéré par ceux-là même qui l'avait apprécié au point de vouloir y élire domicile.

La seconde est que les aspects positifs et séduisants du territoire ont occulté, pour une partie des nouveaux résidents, la connaissance du fonctionnement naturel de cette interface terre-mer. Non-marins, héritiers d’une culture rurale ou urbaine de l’intérieur des terres, souvent résidents secondaires, les générations successives ont peu à peu perdu la connaissance des phénomènes climatiques maritimes, et de la récurrence des évènements tempétueux majeurs**. Par exemple, une des dernières grosses tempêtes survenue à Charron, et dont on retrouve des témoignages écrits, date des années 1940. La submersion avait alors atteint des niveaux comparables à ceux de Xynthia (Rue de la Laisse). Impactant des zones agricoles ou pastorales, les dommages avaient été bien moins importants qu'en 2010.

 

Une érosion de la mémoire du risque s’est ainsi généralisée, confortée soit par une confiance tranquille dans les capacités techniques de l’ingénierie (digues, dispositifs d'alerte...), soit par une perception erronée du paysage, dans lequel on peut être à la fois éloigné du bord de mer (au point de ne plus la voir) et pourtant à si faible altitude que la submersion peut rapidement venir jusqu'à soi.

 

Trouver sa juste place dans un contexte politique et technique post-traumatique

Aucun des membres de notre équipe n'est originaire de Charente-Maritime. Nous avons tous plus ou moins découvert ce territoire en commençant la mission. Notre expérience, les outils d'analyse propres à chacune de nos compétences et notre sensibilité à tous ont été nos clés de lecture des sites d'étude.

En 2012, le contexte politique et technique local était bien évidemment assez tendu. Nous avons fait le choix d'aborder la mission avec beaucoup de modestie et de patience.

Dans nos premiers échanges, nous avons privilégié l'écoute des personnes, encore sous le choc. Le traumatisme était double : la tempête, la gestion de la catastrophe sur le moment, pertes humaines, dégâts matériels, incrédulité... et ses conséquences: la vision quotidienne des quartiers sinistrés, vides, aux fenêtres et aux portes murées, les jardins à l'abandon, les clôtures éventrées par la mer...

Parallèlement, nous avons mené, pour nous, pour notre propre culture, une analyse géographique, urbaine et paysagère de chaque site, dans un périmètre s'étalant bien au-delà des zones de solidarité, pour comprendre la diversité des situations bâties et non-bâties dans lesquelles la catastrophe était survenue. Nous voulions avant tout éviter de généraliser notre approche, nous voulions prendre soin des sites, au cas par cas. 

 

Imaginer des espaces acceptant la submersion : mettre à profit la palette des paysages non-bâtis

Nous avons ensuite fait part à nos interlocuteurs de cet état des lieux du territoire au sens large. Cette "remise à plat" de données factuelles nous a permis de reprendre avec l'ensemble des partenaires associés une démarche de projet apaisée, élargie, transversale et tournée vers l'avenir.

Notre intention était que les projets s'appuient autant, voire davantage, sur la géographie, les pratiques agricoles actuelles, les spécificités des paysages non-bâtis alentours, que sur les caractéristiques du tissu urbain restant, et en tout cas certainement pas sur une vision esthétisante de l'aménagement d'un espace submersible.

Nous ne cherchions pas à produire un décor*** ou une décoration**** mais un  paysage vécu, nécessairement évolutif, et dans certains cas périssable : il nous fallait déterminer collectivement les modalités d'une appropriation sans risque, éviter de créer un attachement économique ou fonctionnel irréversible, et dans tous les cas, proposer un aménagement qui accepte l'inondation temporaire d'eau salée. Les aménagements ont donc tous répondus à une exigence de transparence hydraulique, d'absence d'embâcles potentiels, de présence humaine a priori exclusivement diurne, de plantations peu couteuses et faciles d'entretien adaptée....

 

Il a donc fallu prendre le temps du dialogue pour initier un projet-processus, tenant compte du passé et de l'avenir des sites. L'histoire des lieux a été ainsi ré-évoquée, sans que nous tentions de reproduire forcément les paysages d'avant l'urbanisation. Par exemple, l'activité agricole, même elle n'a plus les mêmes fonctionnements que dans les années 1950, certaines structures paysagères, comme le bocage de tamaris de Charron, issues de ces anciens usages, représentent un patrimoine paysager que l'on peut continuer à valoriser et à entretenir, avec des moyens différents. Les projets territoriaux, en cours ou en gestation à plus ou moins long terme ont également été pris en compte dans le dessin d'ensemble (projets de pistes cyclables interdépartementales, évolution de l'activité conchylicole, gestion du stationnement saisonnier en site touristique...).

 

En utilisant cette méthode, le réaménagement à court terme d'un territoire blessé s'est transformé en une réflexion sur l'opportunité d'aménagements à long terme. Les zones déconstruites sont devenues de nouveaux espaces de projet "ouverts" à l'aménagement d'espaces plus larges, et non plus des sites "perdus" par la ville. Conçues collectivement, les grandes orientations d'aménagement et les quelques actions immédiates qui fondent chaque projet (autant de projets que de sites), ont réaffirmé la variété des usages et donc des paysages non-bâtis du littoral de Charente-Maritime, même lorsque ceux-ci partagent de nombreuses contraintes communes (zone d'extrême danger, contraintes règlementaires et budgétaires).

 

A Aytré, la dune à nouveau naturelle est devenue un panorama évident, sur lequel pourra s'appuyer le projet de parc naturel littoral actuellement à l'étude. A Port des Barques, le PLU en cours intègre l'intention d'une gestion à ciel ouvert des eaux pluviales dans l'emprise des quartiers déconstruits. A Charron, la remise en pâturage sera un gage de préservation du bocage spécifique de la commune. Sur l'Ile d'Aix, les modalités de gestion déjà à l'œuvre pour maintenir l'ouverture paysagère des marais seront étendues aux parcelles déconstruites, grâce à la validation du projet par la commission des sites.

 

Certaines de nos réflexions ont dépassé leur portée initiale, notamment à Fouras, où, dans le cadre de la démarche Grand Site de l’Estuaire de la Charente actuellement en cours, notre travail commun est devenu un document de référence, sur lequel pourra s'appuyer une Opération Grand Site.   ­­

 

Plus largement

Face à un terrain, une géographie, on s'accorde généralement à penser qu'il existe de nombreuses façons de bâtir, et que la forme architecturale est à même de s’adapter à de multiples contraintes. Cette confiance pourrait nous amener à croire qu’en mobilisant une créativité et une puissance technique adaptées, tout environnement serait urbanisable. Doit-on pour autant tout urbaniser, et pourquoi ?

Il n’est pas forcément souhaitable, à plusieurs égards, de créer les outils d’une urbanisation à tout prix en tout lieu.

Bâtir, et qui plus est bâtir pour habiter, n’est finalement qu’une des nombreuses façons de vivre dans un pays. Nos sociétés contemporaines, toujours plus urbaines et plus techniques, auraient tord d’oublier que les espaces non-bâtis offrent une variété d’usages indissociables des équilibres économiques, culturels et écologiques des nations :

-          créer de la ressource (alimentaire, énergétique),

-          circuler,

-          se divertir (par le loisir, le sport ou l’agrément),

-        préserver un bon fonctionnement écologique du territoire, qui, sans nécessiter une patrimonialisation environnementale, garantit simplement la durabilité des ressources.

 

            Sur notre littoral, les espaces non-bâtis représentent une surface et surtout un volume permettant de stocker des épisodes de submersion, avec peu ou pas de dommage, et pour un coût de réalisation et d'entretien bien moindre que les dispositifs d'artificialisation et de durcissement du trait de côte (digues, épis, enrochements...).

            Le maintien d'espaces non-bâtis submersibles est un outil de prévention et de protection à mobiliser au même titre que les digues et les épis. La stratégie d'aménagement durable du territoire passe aussi par des aménagements doux acceptant la submersion temporaire, régulière et visible, entretenant la mémoire du risque. C'est une situation que l'on observe peut-être plus couramment au bord des cours d'eau douce : les aménagements doux, traités en prairie le plus souvent (pâtures, terrains de sport...), rendent tolérable l'inondation. Les usages sont adaptés, l'évènement ne crée pas ou peu de pertes matérielles et rappelle à tous la persistance d'un danger saisonnier, naturel, acceptable.

 

 

            Les paysages non-bâtis sont produits et entretenus par des savoirs-faires et des expérimentations à égale mesure avec l’architecture. Ils contribuent à la qualité esthétique et écologique du cadre de vie, ils sont un support majeur de l'attractivité des territoires, et ils ont un rôle important à jouer dans la stratégie globale de prévention des risques de submersion. Ils ont une valeur, moins immédiate et peut-être moins concrète, mais aussi moins définitive et parfois plus collective que l’espace construit. Et bien qu'ils soient non-bâtis, ils sont vécus, et ne sont certainement pas des non-lieux en attente d’urbanisation.

 

 


* Le nombre de résidences principales construites depuis 1991 dans les territoires littoraux est supérieur de moitié à celui des  territoires de l'intérieur des terres. Le taux de résidences secondaires en 2011 est 3 à 8 fois supérieur en bord de mer qu'en intérieur. source INSEE

** Les archives départementales et municipales conservent des documents écrits témoignant de plusieurs évènements tempétueux majeurs au cours des siècles passés, dont plusieurs au XXe siècle. 

*** un paysage-décor serait un pastiche de paysages littoraux, utilisant des objets typiques ou vernaculaires pour créer une scénographie artificielle (sans usage réel).

**** un paysage-décoration serait la transformation des sites en parc ou jardin d’agrément, utilisant des essences et des structures végétales ou  des mobiliers en décalage ou contradiction avec le contexte géographique, dans un but esthétique.